serie
Volumen Virtuel
2015
« Le virtuel n’est pas irréel. Il possède une pleine réalité en tant que virtualité. »
— Gilles Deleuze, Le Pli –
Leibniz et le Baroque, 1988
Volumen Virtuel
2016
Du volume sacré au volume codé : pour une archéologie de la forme numérique
Parmi les multiples ramifications de l’art contemporain, certaines œuvres tracent des lignes de continuité entre les gestes ancestraux du sculpteur et les manipulations les plus abstraites du code informatique. L’œuvre Volumen Virtuel (2016) de Santiago Torres s’inscrit dans cette trajectoire, où la matière n’est plus tangible mais calculée, où la lumière devient langage, et où la forme renaît dans un espace algorithmique. Cette œuvre n’est pas un objet, mais une entité visuelle, un volume immatériel sculpté dans l’abstraction numérique, animé par la lumière et le mouvement, et ouvert à l’interaction.
Pour comprendre la portée de Volumen Virtuel, il faut d’abord en situer la généalogie. Car l’œuvre ne surgit pas dans un vide esthétique : elle se nourrit d’un héritage profond, qu’elle réinvente dans les conditions du XXIe siècle.
Une filiation cybernétique : de Schöffer au volume interactif:
Le premier nom qui s’impose dans cette archéologie du mouvement est celui de Nicolas Schöffer. Pionnier de l’art cybernétique dans les années 1950-60, Schöffer conçut des sculptures qui, grâce à des capteurs et à des programmes électromécaniques, réagissaient à leur environnement. Dans ses Varetras (valeurs-relations), l’œuvre devenait système : elle intégrait l’espace, le temps, la lumière et le spectateur comme variables de sa propre existence. Elle n’était plus figée, mais vivante, conditionnelle, en perpétuelle transformation.
Santiago Torres reprend cette intuition radicale, mais à partir d’un autre médium : le volume numérique. Là où Schöffer travaillait le métal, le plexiglas et les faisceaux lumineux, Torres agit dans des logiciels comme Blender, où les objets sont modelés en 3D, texturés, animés, et projetés dans un espace de réalité augmentée ou sur des écrans interactifs. La logique est identique — faire de l’œuvre un organisme — mais le support change. Le code remplace le fil de cuivre. Le pixel devient matière.
La forme comme vecteur historique : de l’antique au numérique :
Mais Volumen Virtuel ne s’inscrit pas seulement dans l’histoire récente de l’art technologique. Son ambition est plus vaste : réactiver l’histoire longue de la sculpture. Depuis l’Antiquité, l’homme modèle le monde pour y faire apparaître une présence : les statues grecques, les bas-reliefs égyptiens, les figures gothiques visaient toutes à incarner une puissance invisible dans un matériau donné — marbre, bronze, pierre. Ce que Torres propose, c’est une mutation de cette tradition : il modélise non plus dans la pierre, mais dans l’espace-temps numérique, pour y faire surgir une forme sacrée, flottante, sans poids, mais chargée de densité symbolique.
Dans Volumen Virtuel, il n’y a pas de socle, pas de gravité. Le volume semble suspendu dans un espace abstrait, régi non par la perspective linéaire mais par des logiques de champ, de translation et de vibration. Les textures peuvent être dynamiques (animées par des forces internes) ou fixes (évoquant la matière brute), mais toutes participent de cette volonté de faire ressentir la forme sans jamais la figer. Le volume numérique devient ainsi une sculpture atmosphérique, dont l’aura provient de sa mouvance même.
Une esthétique du clair-obscur numérique:
Les textures utilisées par Santiago Torres évoquent, par certains aspects, les recherches de la Renaissance italienne, en particulier dans le traitement de la lumière. Les techniques du sfumato (chez Léonard de Vinci) ou du chiaroscuro (chez Caravage) jouaient sur les dégradés et les contrastes pour faire émerger la forme du néant. De la même manière, Volumen Virtuel émerge d’un fond obscur, comme une apparition. Les lumières ne sont pas naturelles mais artificielles, émanant de l’intérieur de l’œuvre ou de sources mobiles, et participent d’une dramaturgie visuelle propre à l’ère numérique.
L’œuvre n’imite pas le réel : elle l’interroge à partir de ses structures profondes. Elle convoque la géométrie pure du cubisme, le détournement onirique du surréalisme, et les éclats optiques de l’art cinétique. Torres assemble ces héritages pour composer une œuvre radicalement nouvelle, dont la matérialité est virtuellement réelle.
Un volume pour le temps présent : interactivité et subjectivité :
Volumen Virtuel est interactif. Il ne s’impose pas comme une forme absolue mais se laisse modifier, transformer, déranger. Chaque spectateur peut activer, ralentir ou déplacer l’œuvre par son propre corps (mouvement, toucher, voix). L’œuvre devient relation, et c’est là toute la puissance de l’art numérique : réintroduire le sujet dans le cœur du processus artistique.
Dans cette logique, l’artiste n’est plus un sculpteur solitaire, mais un programmateur de mondes, un chorégraphe d’énergies. Il conçoit non pas des objets finis, mais des systèmes ouverts, sensibles, instables. Volumen Virtuel est un hommage à la forme, mais aussi une mise à l’épreuve de ses limites : que reste-t-il du volume quand la matière s’efface ? Que devient la sculpture quand elle se regarde mais ne se touche pas ? Quand elle interagit, mais ne pèse plus ?
entre histoire et futur, entre masse et lumière, entre fixité et mouvement. Santiago Torres y affirme une position artistique forte, à la croisée des avant-gardes du XXe siècle (Schöffer, Le Parc, Moholy-Nagy), de l’abstraction mystique de Malevitch, et des technologies contemporaines de modélisation. Il sculpte avec le code comme d’autres l’ont fait avec le marbre. Il construit un monde immatériel, mais rigoureusement structuré.