serie
Rotation Colors
2021
« C’est le regardeur qui fait le tableau. »
— Marcel Duchamp —
entretien avec Pierre Cabanne - 1967
Rotation Colors
2021
L’héritage de Duchamp et la métamorphose du regard dans l’espace polaire
Dans la série Rotation Colors, initiée en 2021, Santiago Torres explore les seuils de la perception visuelle, les dynamiques du mouvement circulaire, et les liens entre art, code et machine. Cette œuvre, à la croisée de l’expérimentation optique, de l’animation générative et de la pensée duchampienne, se distingue par un geste à la fois conceptuel et sensoriel : faire tourner la couleur, au sens littéral comme au sens symbolique.
Loin d’un simple jeu chromatique, Rotation Colors s’ancre dans une généalogie artistique précise, dont Marcel Duchamp constitue la référence fondatrice. Torres reprend, interroge et dépasse le travail pionnier que Duchamp mena dès les années 1910 autour de ses fameux Disques optiques rotatifs (Rotoreliefs, 1935), ces objets en apparence plats mais qui, une fois mis en rotation, produisent des illusions d’optique mouvantes, presque tridimensionnelles. Duchamp y voyait une manière de déranger la rétine, de déjouer les automatismes du regard, et de transformer l’œil en machine perceptive.
Duchamp et la mise en crise de la vision
Duchamp déclarait en 1953 :
« Ce que je veux, c’est échapper à la rétine. »
Cette phrase, souvent citée mais rarement comprise dans toute sa portée, résonne puissamment dans le travail de Santiago Torres. Pour Duchamp, il s’agissait de déplacer l’art de la perception vers le concept, du visible vers le dispositif. Avec Rotation Colors, Torres réactive ce principe mais lui donne une dimension contemporaine : à l’aide d’un code polaire personnalisé, qu’il a conçu comme système de rotation algorithmique, il génère des formes circulaires abstraites, définies par des paramètres de fréquence, de vitesse angulaire, de modulation chromatique et de distorsion radiale.
Le code agit comme une matrice de transformation : il ne produit pas une œuvre fixe, mais une infinité de rotations possibles, un flux de variations qui ne se stabilisent que par décision de l’artiste. C’est là que la pensée duchampienne rencontre le paradigme numérique : la forme n’est plus donnée, elle est calculée, conditionnée, instable.
Le logiciel comme atelier : du mouvement à l’image fixe
Au cœur du processus se trouve un logiciel développé par Torres lui-même, dans lequel il implémente son système polaire. Ce programme permet de visualiser en temps réel les rotations chromatiques, les oscillations de formes, et les ruptures de symétrie. Mais contrairement aux dispositifs interactifs habituels, l’enjeu ici n’est pas de produire un objet mouvant, mais de suspendre le mouvement à un moment donné — d’en extraire une image.
Chaque œuvre imprimée de Rotation Colors est donc le résultat d’un arrêt, d’une capture volontaire dans un flux dynamique. Ce geste évoque les pratiques photographiques du XIXe siècle, ou encore l’instantanéité de l’écorchage du mouvement chez Étienne-Jules Marey, mais transposé dans un univers purement algorithmique. La rotation devient une machine à créer du hasard structuré, où la décision artistique consiste à choisir l’instant d’équilibre, de tension ou de rupture.
Rotation, cercle et abstraction : une histoire formelle
En choisissant le cercle comme structure matricielle, Torres s’inscrit dans une tradition artistique millénaire. Le cercle, symbole du cycle, de l’infini et du cosmos, traverse l’histoire de l’art depuis les mandalas bouddhistes jusqu’aux toiles d’Augusto Herbin, de Victor Vasarely ou d’Jesús Rafael Soto. Mais là où ces artistes s’inscrivaient dans une logique géométrique visuelle, Torres introduit la dimension du temps et du code dans l’équation. Il ne peint pas un cercle : il définit ses règles de rotation, son langage.
L’artiste inscrit aussi son geste dans le sillage des expérimentations optiques et cinétiques du XXe siècle — notamment celles du GRAV (Groupe de Recherche d’Art Visuel), pour qui le mouvement réel ou perçu devait devenir un outil de perturbation sensorielle. Cependant, à la différence de ces artistes, qui travaillaient avec moteurs, miroirs et lumières, Torres agit dans un espace de simulation, où le mouvement est calculé et représenté, non mécaniquement exécuté.
Couleur en rotation : une perception instable
Mais peut-on vraiment parler de couleur stable lorsqu’elle est soumise à la rotation ? C’est là l’un des apports majeurs de Rotation Colors : montrer que la couleur n’est pas une propriété fixe, mais un phénomène instable, dépendant de la vitesse, de l’interaction entre teintes, et du regard du spectateur. En cela, Torres rejoint les recherches d’un Josef Albers, qui démontrait que la couleur « ne réside jamais seule, mais toujours en relation ».
Ici, la relation est temporelle autant que spatiale. Elle se joue dans la vitesse, dans l’alternance, dans la saturation soumise à la centrifugeuse visuelle. Chaque œuvre imprimée porte la mémoire d’un événement chromatique, d’un déséquilibre figé. Et pourtant, en les regardant, l’œil continue de percevoir un mouvement latent : le souvenir du flux demeure dans la forme.
Rotation Colors est une œuvre sur le visible et l’invisible, sur la technique et la perception, sur le passage du temps dans la forme. Santiago Torres y déploie une pensée plastique fondée sur la programmation, l’aléatoire maîtrisé, et la captation du mouvement intérieur. À l’instar de Marcel Duchamp, il ne cherche pas à produire des objets beaux, mais des situations perceptuelles où l’esprit est mis en tension.
Chaque impression de la série est une trace d’un processus invisible, une empreinte du code rendu matière, une projection géométrique d’un monde en rotation. C’est là, peut-être, la définition contemporaine de la peinture abstraite numérique : non plus une image peinte, mais une structure générée, suspendue dans son propre devenir.