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Dérives de l’art contemporain entre matière, immatérialité et technosphère

  • Photo du rédacteur: Santiago torres fernandez
    Santiago torres fernandez
  • 2 juin
  • 25 min de lecture

Dernière mise à jour : 3 juin


Texte : Santiago Torres 2024-2025


Résumé

Cette recherche propose une traversée critique des mutations de l’art contemporain entre la fin du XXe siècle et aujourd’hui. En s'appuyant sur une lecture transversale d’auteurs et d’œuvres hétérogènes, le mémoire explore les tensions entre matérialité, concept, performativité, et techniques émergentes, tout en interrogeant la place de l’artiste dans un monde saturé d’images, d’algorithmes et de marchés globalisés. L’analyse alterne entre réflexions théoriques rigoureuses et passages plus intuitifs, parfois moins linéaires, pour refléter le caractére disloqué d’une époque elle-même fragmentée.



Introduction


"Le présent n’est jamais pur, il est habité de toutes les couches du passé et contaminé par les spectres du futur."

— Georges Didi-Huberman


Pourquoi continuer à parler d’art contemporain comme s’il s’agissait d’un champ défini, d’un corpus stable ? Ce texte naît d’un désordre. Non pas celui des œuvres elles-mêmes, mais celui de leur réception, de leur dispersion dans un monde ou les frontières entre le visible, le pensé, le marchand et le vécu se brouillent sans cesse. Durant ces deux années de recherches (pas toujours continues, ni homogènes), j’ai tenté d’arpenter les failles d’un paysage artistique que certain·es disent "post-contemporain", d'autres "néo-modern", parfois même "post-historique". Il ne s’agira pas ici de fixer une terminologie, mais d’observer ce qui subsiste et ce qui se fissure. Un contexte instable L’art, comme toute production symbolique, ne peut être détaché de ses conditions de possibilité. Crise climatique, crise du capitalisme, explosion des réseaux, migrations de formes : tout cela transforme la production artistique en une sorte de palimpseste fragile, où la création est à la fois résistance, rémanence et abandon. Le marché de l’art, omniprésent, influence aussi les formes, les formats, et même le rythme des œuvres. Comment parler d’une œuvre sans évoquer les foires, les galeries, ou encore les NFTs ? Et peut-on encore parler d’"œuvre", d’ailleurs ?Une méthode sans méthode Ce travail n’a pas suivi un plan rigide. J’ai lu, relu, abandonné, repris. Certains chapitres sont issus de conférences, d’autres de notes prises sur un téléphone entre deux trains. Cette discontinuité, loin d’être un défaut, reflète aussi la manière dont l’art se produit et se pense aujourd’hui : de façon intermittente, affective, souvent en tension avec le temps. Objectif et structure Il ne s’agit pas ici de produire une "théorie de l’art contemporain", mais de cartographier des zones de friction, des écarts entre ce que l’art prétend faire, ce qu’il fait réellement, et ce qu’il ne peut plus faire. Trois grandes parties structurent cette tentative :- D’abord, le passé et les fractures qu’il charrie.- Ensuite, le présent et ses mutations désorientantes.- Enfin, l’avenir possible ou impossible de l’art comme outil de perception du monde. Ce texte s’adresse à ceux qui doutent, qui hésitent, qui cherchent dans l’art non pas une réponse, mais une forme de pensée vibrante. Il contient sûrement des failles. Il n’est pas neutre, ni linéaire. C’est un objet d’étude aussi instable que ce qu’il cherche à saisir.


Chapitre 1 — Héritages modernes et ruptures postmodernes


"L’art moderne n’est pas mort, il s’est dédoublé."

— Jean-François Chevrier


1.1. Modernité, utopie, abstraction

L’art moderne, tel qu’il se développe au tournant du XXe siècle, porte en lui une tension fondatrice : celle entre rupture et projet. L’artiste moderne veut rompre avec la tradition, mais le fait souvent en construisant un nouveau langage universel, une utopie formelle. De Mondrian à Malevitch, de Kandinsky à Le Corbusier, on cherche des structures, des systèmes, une architecture de l’absolu. Or, cette quête de vérité plastique ne s'est jamais vraiment éteinte. Elle survie dans de nombreux artistes dits « contemporains », qui réactivent les codes modernistes à travers de nouveaux médiums, souvent numériques. C’est ce qu’analyse Hal Foster dans Le retour du réel (1996), où il décrit le retour critique de formes modernistes sous des modes réinterprétés. Mais ce retour ne va pas sans ironie. Comme le souligne Rosalind Krauss dans L’originalité de l’avant-garde (1985), l’histoire de l’art moderne s’est aussi construite sur une série de mythes : celui de l’artiste isolé, du progrès formel, de la rupture salvatrice.


"Le modernisme n’est pas une époque, c’est une stratégie." — Rosalind Krauss


1.2. La crise du modernisme

Après les années 1960, le modernisme perd peu à peu sa capacité à rendre compte de la complexité du monde. Le projet d’un langage plastique universel est critiqué comme eurocentré, masculin, élitiste. C’est la période ou apparaissent des voix dissidentes : artistes femmes, artistes issus des diasporas, figures queer, minorités politiques. Pour beaucoup, l’abstraction géométrique devient le symbole d’un aveuglement idéologique, d’un monde de galeries blanches déconnecté du réel social. En 1979, Jean-François Lyotard publie La condition postmoderne, où il parle d’"incrédulité à l’égard des grands récits".

Cette phrase deviendra emblématique : l’art ne cherche plus à porter une vérité, mais à montrer les limites mêmes du discours.


1.3. L’après-modernité : pluralité, écarts et hétérogénéité

Dans les années 1980–1990, on ne parle plus "d’un art", mais "des arts". Le postmodernisme fragmente le champ, abolit les hiérarchies, mélange les genres. L’installation, la performance, la photographie, la vidéo prennent le devant de la scène. Des artistes comme Sophie Calle, Cindy Sherman ou Félix González-Torres travaillent dans les interstices, entre récit intime et critique institutionnelle. Le musée lui-même change. Ce n’est plus seulement un lieu de conservation, mais un espace de scénarisation. Les œuvres s’y répondent non plus selon une logique chronologique, mais thématique ou curatoriale. On entre dans le règne du dispositif, analysé par des penseurs comme Georges Didi-Huberman ou Paul Ardenne.


"Le musée postmoderne est une fiction spatiale, un théâtre de gestes suspendus."

— Paul Ardenne, Un Art contextuel, 2002


1.4. Permanences modernistes dans l’art numérique

Et pourtant, le modernisme ne meurt pas. Il s’incarne à nouveau, sous d'autres formes. Beaucoup d’artistes numériques réactivent les principes de l’abstraction géométrique, mais avec des outils différents : algorithmes, moteurs 3D, flux interactifs. L’idée d’un art universel refait surface, mais par la machine, par la "froideur" calculée du pixel. Ce que faisait Sol LeWitt avec un crayon, on le fait désormais avec des lignes de code. L’art génératif, par exemple, est souvent proche des idéaux constructivistes — sans toutefois leurs ancrages politiques initiaux .Parfois, cela crée une impression de faux retour : une nostalgie de l’ordre, dans un monde chaotique. C’est ce que critique Boris Groys, qui parle d’un "modernisme zombie" dans Going Public (2009).

"L’art numérique réinvente la forme sans toujours repenser le sens." — Boris Groys


1.5. Une généalogie confuse et poreuse

Aujourd’hui, les jeunes artistes exposent aussi bien aux côtés de vidéos expérimentales que de toiles néo-expressionnistes. Les écoles d’art enseignent encore Kandinsky, mais aussi l’art écoféministe, les memes, ou la bio-art. Le champ n’est pas élargi : il est éclaté. Ce chapitre voulait montrer comment les fondations du moderne continuent de hanter l’art contemporain, tout en étant sans cesse critiquées, décomposées, hybridées. Cette ambivalence est au cœur du présent incertain de la création.


Chapitre 2 — L’Œuvre Déconstruite : Conceptualisme, Processus, Résidus


"Un objet, ce n’est pas ce que l’on voit, c’est ce que l’on pense."

— Joseph Kosuth


2.1. Du visible à l’idée

À la fin des années 1960, une révolution discrète traverse le monde de l’art : l’objet devient secondaire, voire inutile. L’art conceptuel — terme souvent flou — fait de l’idée la matière première de l’œuvre. On n’admire plus une forme, on interroge une pensée. Dans One and Three Chairs (1965), Joseph Kosuth place côte à côte une chaise, une photo de cette chaise, et la définition du mot “chaise”. Cette œuvre, simple en apparence, propose une critique radicale de la représentation : quel est le vrai “objet” ici ? La chose ? Son image ? Le mot ?Comme l’écrit Sol LeWitt dans ses Paragraphs on Conceptual Art (1967), “l’idée devient une machine qui fait l’art”. Ce renversement marque profondément la suite de la création contemporaine.


2.2. Processus contre produit

Ce déplacement de l’objet vers l’idée s’accompagne d’un effacement du “produit fini”. L’œuvre n’est plus toujours visible, exposable, vendable. Elle peut être une instruction, un protocole, une action. C’est le cas chez Lawrence Weiner ou chez Yoko Ono. Dans Cut Piece (1964), Yoko Ono invite le public à découper sa robe — geste à la fois vulnérable, performatif et critique. L’œuvre est ici un moment, une interaction, un “résidu actif”. Le processus devient plus important que le résultat. Cette logique influence fortement l’art des années 1970, notamment dans les pratiques féministes, politiques, ou écologiques.

L’artiste ne cherche plus à créer un objet, mais à poser un acte.


2.3. La dématérialisation comme politique

Lucy Lippard parle, dans The Dematerialization of the Art Object (1973), d’un tournant majeur : l’abandon de l’objet comme posture critique. Pour elle, cette disparition de la matière est une manière de résister à la marchandisation de l’art, à son fétichisme. Mais cette “dématérialisation” n’est jamais totale. Même les œuvres conceptuelles existent sous forme de documentation, de photographies, d’archives. C’est un paradoxe essentiel : vouloir échapper à l’objet tout en le générant malgré soi.


2.4. Résidus, archives, et survivance

Dans les années 2000, de nombreux artistes reprennent ces formes éphémères en les archivant, en les exposant, en les rejouant. Le résidu devient l’œuvre elle-même. Ce mouvement donne naissance à ce que certains appellent “l’esthétique de l’archive” (cf. Dieter Roelstraete).Des expositions entières sont construites à partir de traces, de photos, de fragments de performances passées. On expose l’invisible, le document, la mémoire. L’œuvre n’est plus un présent, mais un “futur du passé”. Cette logique s’étend aussi au numérique : les œuvres génératives, interactives, ou codées laissent des logs, des versions, des fichiers. Le code devient archive. Le bug devient matière.


2.5. Fragilité et puissance du non-fini

Ce chapitre voulait montrer comment l’œuvre contemporaine s’est peu à peu libérée du besoin de finir, de produire, de montrer. L’inachevé devient une posture esthétique. Le “non-œuvre” peut être plus fort que l’icône. Dans un monde saturé d’objets, l’artiste devient celui qui choisit de ne pas produire — ou de produire autrement. Une forme de résistance fragile, mais puissament signifiante.


Références (extrait du chapitre 2) :1. Joseph Kosuth, Art after Philosophy, 19692. Sol LeWitt, Paragraphs on Conceptual Art, 19673. Lucy Lippard, The Dematerialization of the Art Object, 19734. Yoko Ono, Instruction Pieces, 1964–19715. Dieter Roelstraete, The Way of the Shovel, 20096. Catherine Grenier, L’art contemporain est-il démocratique ?, 20077. Nicolas Bourriaud, Postproduction, 20018. Claire Bishop, Participation, 20069. Paul Ardenne, Un Art contextuel, 200210. Georges Didi-Huberman, L’Image survivante, 2002


Chapitre 3 — Figures de la crise : l’artiste face à l’invisible


"L’art est ce qui rend visible l’invisible."

— Paul Klee


3.1. Une époque de la crise

L’art contemporain s’inscrit dans une époque traversée par des crises multiples : écologique, politique, identitaire, sanitaire. L’artiste n’est plus seulement créateur de formes, il devient témoin, traducteur, parfois même activiste. Mais comment représenter l’invisible ? Comment figurer ce qui échappe à l’œil ou à la raison ?Des artistes comme Alfredo Jaar, Mona Hatoum ou Forensic Architecture explorent ces zones troubles où la visibilité n’est jamais acquise. Ils font apparaître des données, des douleurs, des conflits, des injustices, en inventant des formes plastiques, souvent hybrides.


3.2. Invisibilités sociales et poétiques

L’invisible n’est pas seulement ce qui est caché. C’est aussi ce que l’on ne veut pas voir, ce que l’on oublie ou que l’on nie. L’artiste contemporain s’empare de ces absences pour créer des tensions visuelles, des décalages. Ainsi, Teresa Margolles travaille sur les corps disparus au Mexique ; elle expose la trace, le deuil, la mémoire blessée. Elle ne montre pas la violence directement, mais ce qu’il en reste — ou ce qu’elle laisse. Ce type de travail s’oppose à une esthétique spectaculaire. Il ne cherche pas à choquer mais à faire ressentir, à faire persister l’inconfort.


3.3. Disparition, effacement, silence

Certains artistes choisissent au contraire de ne rien montrer. Le silence, l’absence, le vide deviennent des stratégies esthétiques. Dans certaines performances de Tino Sehgal, il n’y a rien à voir : aucun objet, aucune image. Seulement des voix, des présences éphémères, des interactions. Cette forme d’art exige du spectateur une attention extrême, presque méditative. Elle remet en cause les codes traditionnels de l’exposition, de la consommation de l’art.


3.4. L’invisible technologique

Aujourd’hui, une nouvelle forme d’invisibilité émerge : celle des infrastructures numériques, des algorithmes, de la surveillance. L’art s’en empare aussi. Trevor Paglen photographie les câbles sous-marins, les satellites-espions. Zach Blas invente des masques qui rendent les visages indétectables par la reconnaissance faciale. Ce sont des gestes critiques, poétiques, politiques à la fois. L’invisible n’est plus seulement une absence, c’est un excès : trop de données, trop d’images, trop d’opacité. L’artiste devient celui qui tente de décoder cette matière floue.


3.5. Créer avec le manque

Ce chapitre montre que l’artiste contemporain ne cherche plus toujours à "montrer", mais parfois à "faire ressentir", à créer une relation indirecte à la vérité. Le visible n’est qu’un fragment, parfois même un obstacle. Face à la saturation du visible, l’art contemporain explore l’ombre, le doute, le manque. Il fait de l’invisible non pas une absence, mais une force de résistance.Références (extrait du chapitre 3) :1. Paul Klee, Théorie de l’art moderne, 19242. Alfredo Jaar, Le silence qui parle, 19993. Teresa Margolles, ¿De qué otra cosa podríamos hablar?, Biennale de Venise, 20094. Mona Hatoum, Measures of Distance, 19885. Tino Sehgal, Kiss, 20026. Trevor Paglen, Invisible Images, 20157. Zach Blas, Face Cages, 20138. Hito Steyerl, The Wretched of the Screen, 20129. Bruno Latour, Où atterrir ?, 201710. Jacques Rancière, Le Partage du sensible, 2000


Chapitre 4 — L’image éclatée : technologies et saturation


"Nous ne voyons plus des images, nous sommes immergés dedans."

— Hito Steyerl


4.1. Le monde comme écran

L’image contemporaine n’est plus une fenêtre sur le monde : elle en est le tissu. Depuis l’apparition des écrans omniprésents, la frontière entre réalité et représentation s’est effondrée. Téléphones, réseaux sociaux, vidéos de surveillance, flux en direct — tout est image. L’artiste ne peut plus ignorer ce contexte de saturation. Il doit s’y confronter, le critiquer, l’exploiter, parfois même le détourner. L’image n’est plus un objet rare, elle est un environnement.


4.2. Effondrement de l’unité visuelle

Dans ce contexte, la notion d’œuvre unique, centrée, stable s’effondre. L’image éclate : elle est fragmentée, répliquée, glitchée. Certains artistes, comme Nam June Paik ou Ryan Trecartin, jouent sur cette instabilité : ils saturent l’œil pour créer un effet de vertige. Le “glitch” devient une esthétique en soi — symptôme et critique d’un monde numérique défaillant. L’erreur est valorisée, le bug devient langage. Cette esthétique de la faille rejoint les logiques de l’obsolescence programmée et du recyclage numérique.


4.3. Post-photographie et dissimulation

Nous vivons dans un monde où tout est potentiellement photographiable — mais où la confiance dans l’image s’est effondrée. Avec les intelligences artificielles, les filtres, les deepfakes, l’image peut tout autant révéler que dissimuler. Des artistes comme Thomas Ruff, Joan Fontcuberta ou Trevor Paglen interrogent cette ambiguïté : peut-on encore croire à ce que l’on voit ? Ou faut-il inventer de nouvelles formes de regard critique ?La photographie n’est plus le témoignage d’un réel, mais un terrain de fiction.


4.4. Surinformation et cécité

Plus d’images ne veut pas dire plus de vision. Au contraire, la profusion d’images génère souvent une forme de cécité. On ne regarde plus, on survole. L’attention devient rare, le regard devient fugace. C’est cette crise de la perception que certains artistes tentent de ralentir. Ils inventent des formes contemplatives, interactives, ou dérangeantes, qui nous forcent à voir autrement. D’autres, au contraire, radicalisent le bruit visuel pour provoquer un choc.


4.5. L’image comme force active

Ce chapitre montre que l’image contemporaine n’est plus seulement représentative : elle est performative. Elle produit des affects, des comportements, des croyances. Elle est inséparable des logiques de pouvoir. L’artiste contemporain travaille donc avec des images comme un chimiste avec des réactions : en sachant que chaque choix d’image est un choix politique, sensoriel, et technologique à la fois.


Références (extrait du chapitre 4) :1. Hito Steyerl, In Defense of the Poor Image, 20092. Nam June Paik, TV Buddha, 19743. Ryan Trecartin, A Family Finds Entertainment, 20044. Thomas Ruff, jpeg series, 20045. Joan Fontcuberta, The Photography of Invention, 19906. Trevor Paglen, From the Archives of the Impossible, 20217. Boris Groys, Art Power, 20088. Lev Manovich, The Language of New Media, 20019. Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, 198110. Laura U. Marks, Touch: Sensuous Theory and Multisensory Media, 2002


Chapitre 5 — Corps, identités et tensions performatives


"Le corps est le premier médium de l'art."

— Marina Abramović


5.1. Le corps comme lieu de discours

Depuis les années 1960, le corps devient un champ de bataille symbolique. Il n’est plus seulement un support de représentation mais un espace de contestation. Dans les performances de Marina Abramović, d’Ana Mendieta ou de VALIE EXPORT, le corps est mis à nu, exposé, blessé, exalté — non pas pour choquer, mais pour interroger ses limites, ses constructions sociales, et ses inscriptions politiques. Ce tournant corporel correspond à une remise en cause des normes : du genre, de la sexualité, de la race, du pouvoir. Le corps devient sujet et non plus objet.


5.2. Identités multiples et représentations hybrides

Le XXe siècle a produit des modèles d’identité figés, souvent blancs, masculins, hétérosexuels. L’art contemporain déconstruit ces catégories. Il ouvre l’espace à des voix auparavant invisibilisées : artistes queer, trans, racisés, non-binaires, diasporiques. Des figures comme Zanele Muholi, Cassils, ou Tabita Rezaire produisent une esthétique où le corps est fluide, instable, reconstruit par des récits alternatifs. On parle alors de “corps en transition”, non seulement biologique, mais symbolique.


5.3. Performativité et langage

Le concept de performativité, développé par Judith Butler, affirme que l’identité n’est pas donnée mais répétée, citée, incarnée à travers des actes. Cette idée influence fortement les pratiques contemporaines, qui ne cherchent plus à “représenter” une identité, mais à la mettre en jeu, à l’explorer, à la fragmenter. Des artistes comme Mykki Blanco, Vaginal Davis ou Wu Tsang brouillent les frontières entre fiction et réalité, genre et performance, subjectivité et mise en scène.


5.4. Technologies du corps

Le corps contemporain est aussi un corps technologique. Il est augmenté, médié, surveillé, modifié. Certaines œuvres utilisent la biométrie, la reconnaissance faciale, les implants ou la bio-ingénierie pour interroger ce nouveau rapport entre chair et code. Des artistes comme Stelarc ou ORLAN questionnent les limites de l’humain : jusqu’où peut-on modifier le corps sans le perdre ? À quel moment l’art devient-il expérimentation physique extrême ?


5.5. Politique des présences

Ce chapitre montre que le corps dans l’art contemporain est toujours politique. Qu’il soit visible ou effacé, normé ou mutant, il parle du monde. Il est à la fois mémoire, résistance, projection. L’œuvre n’est plus un objet isolé : elle est un acte incarné, une manière d’habiter l’espace, de rendre visible des existences.


Références (extrait du chapitre 5) :1. Marina Abramović, Walk Through Walls, 20162. Ana Mendieta, Body Tracks, 19743. Judith Butler, Trouble dans le genre, 19904. Zanele Muholi, Faces and Phases, 20065. Cassils, Becoming an Image, 20126. Tabita Rezaire, Deep Down Tidal, 20177. ORLAN, Le baiser de l'artiste, 19778. Stelarc, The Third Ear, 20079. Amelia Jones, Body Art: Performing the Subject, 199810. Paul B. Preciado, Testo Junkie, 2008


Chapitre 6 — L’œuvre comme activation sociale


"Ce qui compte ce n’est pas ce que l’art est, mais ce qu’il fait."

— Nicolas Bourriaud


6.1. Sortir du cadre

À partir des années 1990, de nombreux artistes cherchent à sortir de l’espace muséal traditionnel pour investir le réel. L’œuvre ne se limite plus à un objet à contempler, elle devient une situation, une interaction, une expérience. On entre dans ce que Bourriaud nomme "l’esthétique relationnelle" : une pratique où l’art est pensé comme une forme de sociabilité. Des artistes comme Rirkrit Tiravanija, qui cuisine pour le public, ou Thomas Hirschhorn, qui construit des monuments participatifs, déplacent les frontières de l’œuvre vers le vivre-ensemble, le débat, l’engagement.


6.2. Art contextuel et engagement

Paul Ardenne parle quant à lui d’un "art contextuel", c’est-à-dire d’un art qui s’inscrit dans des contextes sociaux, politiques ou territoriaux spécifiques. L’artiste devient une figure active dans le tissu social, et l’œuvre une forme d’intervention temporaire. Les collectifs comme Superflex, Park Fiction ou Theaster Gates mobilisent l’art pour créer des lieux de rencontre, de mémoire, de résistance. L’œuvre est un outil parmi d’autres pour transformer la réalité.


6.3. Participation et co-création

L’un des enjeux majeurs de cette dynamique est la question de la participation. Jusqu’à quel point le public peut-il devenir co-auteur ? L’artiste perd-il son statut d’auteur unique ? Ce débat est central dans les pratiques participatives contemporaines. Des projets comme ceux de Tania Bruguera ou de Francis Alÿs reposent sur l’implication directe de communautés locales, sur des gestes simples, souvent modestes, mais chargés de symbolique.


6.4. Critiques et dérives

Ces formes d’art ne sont pas exemptes de critiques. Certains y voient une instrumentalisation du social, une esthétisation de la misère, ou une posture moralisante. La frontière entre art et activisme devient floue. De plus, certaines œuvres relationnelles sont récupérées par les institutions, les marques, ou les politiques culturelles, qui y voient une forme de participation citoyenne valorisable — parfois au détriment de la radicalité initiale.


6.5. Vers une esthétique de l’attention

Ce chapitre montre que l’œuvre contemporaine n’est pas seulement un produit fini, mais un processus ouvert, une activation potentielle. Elle repose sur des échanges, des rencontres, des affects. L’artiste devient médiateur, facilitateur, provocateur. L’œuvre est un espace-temps fragile, où quelque chose peut advenir — ou pas.

C’est une esthétique de l’attention plus que de la représentation.


Références (extrait du chapitre 6) :1. Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, 19982. Paul Ardenne, Un Art contextuel, 20023. Claire Bishop, Participation, 20064. Rirkrit Tiravanija, Untitled (Free), 19925. Thomas Hirschhorn, Bataille Monument, 20026. Superflex, Free Beer, 20057. Tania Bruguera, Arte Útil, 20138. Francis Alÿs, When Faith Moves Mountains, 20029. Theaster Gates, Rebuild Foundation, 200910. Grant Kester, Conversation Pieces, 2004


Chapitre 7 — Codex et code : vers une esthétique algorithmique


"Le code est la matière première de notre époque."

— Lev Manovich


7.1. L’art entre logique et langage

L’art algorithmique ne date pas d’hier : dès les années 1960, des artistes comme Vera Molnár ou Frieder Nake explorent les formes générées par ordinateur. Mais ce qui change aujourd’hui, c’est l’ampleur de la présence du code dans nos vies. Le numérique n’est plus un outil : c’est un environnement. L’artiste contemporain ne travaille plus seulement avec la peinture ou le son, mais avec des lignes de commande, des langages de programmation, des bases de données. L’œuvre devient un processus exécuté, souvent en temps réel.


7.2. Générativité et autonomie

Dans une œuvre générative, le résultat n’est pas entièrement déterminé à l’avance. Il dépend de variables, d’algorithmes, parfois de données extérieures (météo, mouvements du spectateur, etc.). L’artiste crée une structure, un système, un écosystème visuel. Des figures comme Antoine Schmitt, Sabrina Ratté ou Moi-même, nous produisons des œuvres qui réagissent, évoluent et s’auto-modifient. Le contrôle total cède la place à l’imprévu — ce qui interroge la notion même d’auteur. »


7.3. Du manuscrit au script

Dans cette esthétique, on peut tracer une filiation entre les anciens codex médiévaux — livres d’images, de signes et de savoirs — et les scripts numériques d’aujourd’hui. Tous deux sont des langages codés, porteurs d’instructions et d’interprétations. Certains artistes explorent cette proximité : ils écrivent des œuvres comme on écrit un sortilège, une formule, un programme. On parle alors de poésie algorithmique ou de performance codée.


7.4. Poétique des systèmes

Contrairement à une idée reçue, le code n’est pas froid ou déshumanisé. Il peut produire de l’émotion, de la surprise, de la beauté. Les œuvres basées sur des algorithmes ne sont pas que des démonstrations techniques : elles parlent du monde, de ses structures, de ses répétitions, de ses chaos. Cette poétique des systèmes rejoint les préoccupations de l’art cinétique, de l’op art, ou même de la musique sérielle. Elle crée une nouvelle forme de sensibilité, fondée sur la relation entre ordre et variation.


7.5. Limites et questions éthiques

Le code est aussi politique : il reflète les intentions, les biais, les exclusions de celles et ceux qui le produisent. L’art algorithmique pose donc des questions sur la transparence, le pouvoir, la surveillance. Ce chapitre explore comment l’artiste peut utiliser le code non seulement comme un outil plastique, mais comme un espace critique. Un langage pour dire le monde, mais aussi pour le hacker.


Références (extrait du chapitre 7) :1. Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias, 20012. Casey Reas, Process Compendium, 20043. Vera Molnár, Lettres de ma mère, 19804. Rafael Lozano-Hemmer, Pulse Room, 20065. Zach Lieberman, Daily Sketches, 2016–6. Frieder Nake, Matrix Multiplications, 19677. Margaret Boden, Creativity and Artificial Intelligence, 19988. Christiane Paul, Digital Art, 20039. Ian Cheng, Emissaries, 2015–201710. Edmond Couchot, La technologie dans l’art, 1998


Chapitre 8 — Le marché, les foires, les institutions


"L’art contemporain est devenu un terrain de spéculation aussi complexe que la finance mondiale." — Don Thompson


8.1. L’art comme valeur

Depuis les années 2000, l’art contemporain s’est imposé comme un secteur économique à part entière. Les prix explosent, les enchères battent des records, et certains artistes deviennent des marques. Cette financiarisation a modifié profondément la perception de l’art : il est désormais aussi un actif, un investissement. Les foires comme Art Basel, Frieze ou ARCO deviennent les lieux de visibilité les plus stratégiques, parfois plus influents que les musées. L’artiste produit en fonction des calendriers du marché, des galeries, des collectionneurs.


8.2. Institutions et normes curatoriales

Les musées, bien qu’encore puissants, ne dictent plus seuls les normes de légitimité. Le pouvoir s’est déplacé vers les curateurs, les commissaires indépendants, les réseaux d’influence. L’œuvre doit répondre à une logique de narration, d’actualité, de visibilité. Des expositions comme la Documenta ou la Biennale de Venise définissent des tendances globales. Les artistes y sont choisis pour incarner des questions sociales, identitaires, géopolitiques. Le curateur devient un metteur en scène de sens.


8.3. La galerie comme laboratoire et vitrine

Les galeries jouent un rôle ambivalent : elles soutiennent la création, mais imposent aussi des formats, des récits, des prix. Certaines galeries comme Gagosian, Hauser & Wirth ou Perrotin deviennent des entreprises internationales avec des filiales sur plusieurs continents. L’artiste peut y trouver un soutien, un réseau, une valorisation. Mais il peut aussi s’y perdre, soumis à des attentes de production et de rentabilité.


8.4. Le paradoxe de la visibilité

Plus l’art est visible, plus il risque de devenir invisible. Dans la surabondance d’expositions, d’événements, de publications, il devient difficile de percevoir une œuvre dans sa singularité. Elle est intégrée dans des flux — médiatiques, institutionnels, commerciaux. Certains artistes choisissent alors de se retirer, de travailler dans l’ombre, de refuser la logique du marché. Mais cette invisibilité peut elle-même devenir un argument de valorisation.


8.5. Alternatives, résistances, micropolitiques

Face à ces logiques, d’autres circuits émergent : auto-édition, espaces autogérés, expositions en ligne, coopératives artistiques. L’économie de l’attention est contrebalancée par une économie du soin, du temps long, de l’échange non marchand. Ce chapitre montre que l’artiste contemporain évolue dans un écosystème complexe, où les valeurs symboliques, esthétiques et financières s’entrelacent. L’œuvre devient un point d’intersection entre désir, pouvoir et capital.


Références (extrait du chapitre 8) :1. Don Thompson, Le marché de l’art contemporain, 20082. Sarah Thornton, 33 artistes dans 3 actes, 20153. Olav Velthuis, Talking Prices, 20054. Nathalie Heinich, Le Paradigme de l’art contemporain, 20145. Isabelle Graw, High Price, 20106. Andrea Fraser, L'1%, c’est moi, 20117. Hans Abbing, Why Are Artists Poor?, 20028. Luc Boltanski & Arnaud Esquerre, Enrichissement, 20179. Pierre-Michel Menger, Le travail créateur, 200910. Christian Huemer, Art Basel: A History, 2021


Chapitre 9 — Curateurs, protocoles, et dispositifs d’autorité


"Le curateur est devenu le nouvel auteur de l’art contemporain."

— Paul O’Neill


9.1. La montée du curateur

Depuis les années 1990, le rôle du curateur a profondément évolué. Il n’est plus seulement un organisateur d’exposition ou un gestionnaire de collection, mais un auteur de discours, un producteur de sens. Le curateur sélectionne, agence, contextualise : il construit des récits, des visions, des formes de lecture. Des figures comme Hans Ulrich Obrist, Carolyn Christov-Bakargiev ou Nicolas Bourriaud ont marqué ce tournant : leurs expositions sont perçues comme des œuvres en elles-mêmes, avec une cohérence, une esthétique, une dramaturgie.


9.2. Autorité, choix et subjectivité

Le pouvoir du curateur repose sur sa capacité à faire exister une œuvre dans un contexte donné. C’est lui qui décide de ce qui est montré, comment, avec quoi. Il peut révéler un travail, ou au contraire le neutraliser. Ce pouvoir est parfois critiqué comme arbitraire, voire autoritaire. Qui légitime le curateur ? Sur quelles bases construit-il ses choix ? Dans un monde de l’art globalisé, le risque est grand d’imposer des lectures uniformes ou formatées.


9.3. Le protocole comme forme

Dans certaines pratiques contemporaines, le protocole curatorial devient une forme en soi. L’exposition n’est plus un lieu de présentation d’œuvres, mais un espace de négociation, d’expérimentation, de mise en relation. Des expositions participatives, évolutives ou collaboratives redéfinissent le rôle du curateur comme celui d’un médiateur ou d’un facilitateur. L’œuvre devient un processus distribué, un réseau de relations plutôt qu’un objet isolé.


9.4. La critique institutionnelle intégrée

Paradoxalement, certaines formes de critique institutionnelle sont aujourd’hui intégrées au sein même des expositions. Des artistes comme Andrea Fraser ou Fred Wilson dénoncent les biais du musée — tout en y exposant. Cela pose la question de la possibilité d’une critique authentique dans un système qui absorbe et neutralise toute opposition. Le curateur se retrouve souvent pris dans cette tension entre subversion et reconnaissance.


9.5. Vers une éthique de la curation

Ce chapitre interroge le rôle du curateur comme figure d’autorité : entre autonomie et dépendance, entre subjectivité et responsabilité. Dans un monde où l’art est à la fois instrumentalisé et sacralisé, il est crucial de penser une éthique de la curation. Peut-on imaginer un curateur non hiérarchique ? Un commissariat horizontal, dialogique, sensible aux contextes ? Ce sont là les pistes ouvertes par les nouvelles pratiques curatoriales critiques.


Références (extrait du chapitre 9) :1. Paul O’Neill, The Culture of Curating and the Curating of Culture(s), 20122. Hans Ulrich Obrist, Ways of Curating, 20143. Nicolas Bourriaud, Radicant, 20094. Andrea Fraser, Museum Highlights, 19895. Fred Wilson, Mining the Museum, 19926. Beatrice von Bismarck, Curating, 20167. Irit Rogoff, Smuggling: An Embodied Criticality, 20068. Carolyn Christov-Bakargiev, dOCUMENTA(13), 20129. Lucy Steeds, Exhibition, 201410. Simon Sheikh, Objects of Study or Commodities of Exchange?, 2006


Chapitre 10 — IA, générativité, et le mythe de l’autonomie machinique


"Les machines rêvent-elles de faire de l’art ?"

— question attribuée à Mario Klingemann


10.1. L’intelligence artificielle dans l’art

Depuis les années 2010, l’IA s’impose dans le monde de l’art contemporain comme outil, sujet, et parfois auteur. Des réseaux de neurones comme GAN (Generative Adversarial Networks) permettent de générer des images, du texte, de la musique. L’artiste devient programmateur, dresseur de modèles, curateur d’outputs. Des œuvres comme celles de Refik Anadol, Sougwen Chung ou Mario Klingemann interrogent ce que signifie "créer" quand une machine produit des formes à notre place ou à nos côtés.


10.2. Générativité machinique

L’art génératif, déjà présent avec les algorithmes, se transforme avec l’IA. On ne se contente plus de fixer des règles : on introduit du "pseudo-apprentissage", une logique adaptative. L’œuvre peut évoluer, se transformer, apprendre — ou du moins en donner l’illusion. Cela soulève des questions esthétiques : la surprise produite par une IA est-elle différente de celle d’un humain ? Peut-elle être interprétée, ressentie, comprise de la même manière ?


10.3. Le mythe de l’autonomie

Beaucoup de discours autour de l’IA artistique insistent sur l’autonomie de la machine. On parle de co-création, d’artiste non-humain, d’agents intelligents. Mais cette autonomie est toujours relative : les modèles sont entraînés par des humains, sur des données humaines, et les résultats sont sélectionnés, interprétés, valorisés par des humains. Le mythe de la machine autonome rejoint celui de l’artiste génial : une figure fictionnelle, utile au marché, mais contestable sur le plan critique.


10.4. Esthétique computationnelle et nouveaux paradigmes

L’esthétique produite par l’IA n’est pas neutre. Elle tend vers des formes reconnaissables : visages déformés, paysages synthétiques, combinaisons hybrides. Elle crée de nouveaux stéréotypes visuels, qui deviennent des modes. Certaines œuvres résistent à cette logique : elles cherchent à déformer l’IA elle-même, à la subvertir, à la rendre instable. On entre alors dans une esthétique du bug, de la dissonance machinique, du refus de la perfection.


10.5. Politique de la machine

Ce chapitre explore comment l’IA, loin d’être un outil transparent, est un dispositif de pouvoir. Elle encode des biais, reproduit des exclusions, standardise des normes. L’artiste peut y voir un moyen de critique autant qu’un terrain d’expérimentation. L’enjeu n’est pas de savoir si l’IA peut faire de l’art, mais de comprendre ce que l’art fait à l’IA — et ce que l’IA fait à l’art.


Références (extrait du chapitre 10) :1. Mario Klingemann, Neural Glitch, 20192. Refik Anadol, Machine Hallucinations, 20203. Sougwen Chung, Drawing Operations Unit, 20174. Anna Ridler, Mosaic Virus, 20185. Ahmed Elgammal, AICAN Project, 20176. Gene Kogan, ml4a, 20167. Lev Manovich, Cultural Analytics, 20208. Kate Crawford, Atlas of AI, 20219. Joanna Zylinska, AI Art, 202010. Edmond Couchot, La technologie dans l’art, 1998


Chapitre 11 — L’artiste en archéologue du présent


"L’artiste est celui qui fouille les couches de son temps pour en extraire des formes."

— Georges Didi-Huberman


11.1. Le présent comme ruine

L’artiste contemporain agit souvent comme un archéologue : il ne cherche pas à inventer ex nihilo, mais à révéler ce qui existe déjà, ce qui a été oublié, enfoui, dissimulé. Le présent devient une matière à fouiller, à recomposer. Des artistes comme Walid Raad, Kader Attia ou The Atlas Group opèrent par stratification, juxtaposition, montage. Ils révèlent les couches de mémoire, les non-dits de l’histoire, les cicatrices du réel.


11.2. Pratiques documentaires

La frontière entre art et documentaire devient poreuse. L’artiste collecte, archive, indexe. Il devient enquêteur, témoin, parfois archiviste. Mais contrairement au documentaire classique, l’œuvre artistique ne cherche pas toujours la vérité : elle révèle plutôt l’impossibilité de la saisir pleinement. Cette esthétique de la trace, de l’indice, est présente chez des artistes comme Christian Boltanski, Tacita Dean ou Susan Hiller. L’œuvre devient un fragment d’enquête incomplète.


11.3. Objets trouvés, récits recomposés

La pratique du "found footage", du ready-made élargi ou du remix culturel s’apparente aussi à une forme d’archéologie. En réactivant des objets, des archives, des fragments d’histoire, l’artiste questionne notre rapport au passé et aux récits dominants. Des œuvres comme celles de Dominique Gonzalez-Foerster ou de Mark Dion rejouent des fictions historiques, mettent en scène des collections fictives, inventent des musées alternatifs.


11.4. Temporalités croisées

L’archéologie artistique contemporaine ne se limite pas au passé. Elle explore aussi les futurs potentiels, les uchronies, les futurs oubliés. On parle alors de spéculations fictionnelles, d’archéofuturisme ou d’anachronismes productifs. L’artiste agence des temps non linéaires, où les mémoires individuelles croisent les récits collectifs, les archives institutionnelles et les imaginaires intimes.


11.5. L’art comme fouille sensible

Ce chapitre montre que l’artiste contemporain n’est pas seulement un créateur, mais un interprète des signes de son époque. Il ne fabrique pas nécessairement du neuf, mais relie, décale, révèle. Il agit comme un archéologue de l’immédiat. En cela, l’art devient un outil de compréhension sensible du présent — un présent toujours déjà stratifié, instable, en transformation.


Références (extrait du chapitre 11) :1. Georges Didi-Huberman, Devant le temps, 20002. Walid Raad, The Atlas Group, 1999–3. Kader Attia, Repair, 20124. Christian Boltanski, Les archives, 19895. Tacita Dean, FILM, 20116. Susan Hiller, From the Freud Museum, 1991–967. Mark Dion, Tate Thames Dig, 19998. Dominique Gonzalez-Foerster, Expodrome, 20089. Carolyn Christov-Bakargiev, The Brain, 202210. Boris Groys, Under Suspicion, 2000


Chapitre 12 — Utopies, ruines et réinventions futures


"Les ruines sont les fondations du possible."

— Jean-Luc Nancy


12.1. L’utopie en éclats

L’art contemporain hérite de nombreux rêves inachevés : celui du progrès, de l’émancipation, de la révolution. Mais ces utopies sont souvent devenues ruines — matérielles ou symboliques. Face à cette désillusion, l’artiste ne renonce pas toujours : il transforme, recycle, réinvente. Certaines pratiques jouent avec ces ruines idéologiques, comme celles de Cyprien Gaillard ou de Lara Almarcegui. D’autres inventent de nouvelles formes de fiction critique, comme le font les collectifs SUPERFLEX ou DIS.


12.2. Esthétiques du post-apocalyptique

La fascination pour la catastrophe, le déclin, la survie, traverse de nombreuses œuvres contemporaines. On y trouve des paysages désertés, des architectures effondrées, des technologies obsolètes. L’artiste devient chroniqueur d’un futur déjà passé. C’est le cas chez des artistes comme The Otolith Group, Marguerite Humeau ou Hito Steyerl, qui explorent des récits alternatifs, souvent technologiques, féministes, ou décolonisés.


12.3. Recyclage, spéculation, fiction critique

Face à l’épuisement des formes, des modèles et des ressources, l’artiste développe des stratégies de récupération. On assiste à un retour du bricolage, du DIY, de l’auto-production. Mais aussi à l’essor d’une pensée spéculative, qui propose des scénarios possibles, improbables, ou désirables. On parle alors de design spéculatif, de worldbuilding, de prospective artistique. Ces formes croisent souvent les sciences, la philosophie, la politique.


12.4. L’artiste comme passeur d’avenir

L’artiste n’est plus seulement un témoin du présent, mais un agent de futurisation. Il imagine d’autres manières de vivre, de ressentir, d’habiter la Terre. Il crée des dispositifs qui ne sont pas seulement esthétiques, mais aussi éthiques, écologiques, ou relationnels. Des pratiques comme celles d’Otobong Nkanga, Forensic Architecture ou Cooking Sections croisent les luttes écologiques, territoriales et sociales.


12.5. Une esthétique du possible

Ce dernier chapitre propose une ouverture. Loin de toute naïveté, l’art contemporain ne renonce pas à l’utopie — il la redéfinit. Il accepte la complexité, l’ambiguïté, la fragilité, mais continue à chercher des formes de sens, de beauté, de lien.

L’artiste explore les ruines non pour les pleurer, mais pour y semer autre chose.


Références (extrait du chapitre 12) :1. Jean-Luc Nancy, Les Muses, 19942. Cyprien Gaillard, Belief in the Age of Disbelief, 20113. Lara Almarcegui, Construction Rubble, 20144. SUPERFLEX, Flooded McDonald’s, 20095. DIS, Genre-Nonconforming, 20186. Hito Steyerl, Factory of the Sun, 20157. Marguerite Humeau, Echoes, 20188. The Otolith Group, O Horizon, 20189. Otobong Nkanga, Carved to Flow, 201710. Cooking Sections, Climavore, 2017




Conclusion


"Il ne s’agit pas de conclure, mais de continuer à penser."

 Georges Didi-Huberman



Cette texte n’a pas cherché à définir ce qu’est l’art contemporain — tâche probablement vaine — mais à cartographier ses tensions, ses fractures, ses mutations. Elle a été écrite par fragments, entre des moments d’enthousiasme et des périodes de doute, ce qui reflète sans doute aussi la manière dont l’art se produit et se pense aujourd’hui. Nous avons vu que l’art contemporain est traversé par des forces multiples : historiques, politiques, technologiques, affectives. Il oscille entre le visible et l’invisible, le matériel et l’immatériel, le singulier et le global. Il ne se réduit ni à une forme, ni à une finalité, mais à une série de gestes, de situations, de déplacements. L’artiste contemporain n’est plus seulement un créateur d’objets : il est curateur, codeur, performeur, enquêteur, archiviste, activiste, médiateur. Il travaille dans des contextes mouvants, souvent précaires, entre l’institution et l’extérieur, entre l’exposition et le réseau.

Dans ce contexte instable, l’œuvre devient plus qu’un produit : elle est un vecteur de relations, une activation, une perturbation. Elle engage le spectateur, mais aussi le territoire, la mémoire, le temps. Elle peut être minuscule ou monumentale, silencieuse ou médiatique — mais elle cherche presque toujours à créer une attention, une dissonance, un déplacement du regard. Ce texte reste incomplet. Il manque des chapitres, des figures, des contrepoints. Certaines idées sont restées en suspens, d’autres trop vite esquissées. Mais peut-être est-ce là une manière honnête de parler de l’art contemporain : comme d’un chantier en cours, d’un champ ouvert, d’un langage encore en train de s’inventer. En définitive, si une chose peut être affirmée, c’est que l’art contemporain ne cesse de nous poser cette question essentielle : que faisons-nous du monde ? Et que pouvons-nous encore imaginer ?


 
 
 

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