serie
META CARRÉ
2015
« Il ne s’agit pas de construire une nouvelle forme, mais de libérer l’énergie contenue dans la forme. »
(Le Suprématisme, 1920)»
Kasimir Malevitch
META CARRÉ
2015
L’émanation du carré : mouvement interne, interaction tactile et fixation de l’instant
La série Meta Carré, développée par Santiago Torres, prend sa source dans une révélation esthétique et conceptuelle : la rencontre, au Centre Pompidou, avec La Croix noire (1915) de Kasimir Malevitch. Cette œuvre emblématique, que l’artiste russe décrit comme « l’émanation d’un carré » et « la représentation du mouvement jailli de l’intérieur », devient pour Torres un principe fondateur. Il s’en empare non pour le reproduire, mais pour en éprouver la vitalité à travers un nouveau médium : l’interactivité numérique.
Ainsi naît Meta Carré, série d’œuvres programmées pour surfaces tactiles, où le carré devient une entité active, dynamique, ouverte à l’intervention du spectateur. Mais l’un des gestes fondamentaux de Torres dans ce projet réside dans la capture et la fixation de l’éphémère : les formes issues de l’interaction, bien que générées en temps réel et soumises à une logique de transformation continue, sont photographiées, extraites, sélectionnées, puis imprimées sur papier ou sur aluminium, devenant des objets plastiques à part entière. C’est à cet endroit précis que Meta Carré opère une tension féconde entre l’éphémère et le permanent, entre l’instabilité algorithmique et la cristallisation matérielle.
De l’écran au geste : abstraction interactive et miroir programmé:
Le carré chez Santiago Torres est vivant. Il n’est ni décoratif, ni stable, ni décoré. Il est programmé pour réagir, vibrer, se dupliquer, éclater ou se recomposer à l’infini selon des scripts miroir — dispositifs algorithmiques développés par l’artiste pour créer des symétries dynamiques. Le spectateur, en touchant l’écran, ne fait pas qu’activer une animation : il provoque une émanation, au sens spirituel autant que formel, d’un carré qui devient centre générateur.
Chaque interaction déclenche un mouvement unique. L’écran devient scène d’une géométrie en mutation, où la croix, le rayon, la spirale, la fission ou la recomposition apparaissent comme autant de possibles du carré originel. Il y a là une dimension quasi chorégraphique, où les formes réagissent avec une fluidité logique à la moindre sollicitation. L’œuvre, en ce sens, est inépuisable.
L’instant comme matrice : capture d’un état temporaire :
Face à cette infinité potentielle, Santiago Torres opère un choix radical : figer certains instants issus de cette interaction. Ce sont des moments rares, où l’artiste — ou parfois le spectateur — décide que l’image générée atteint un équilibre formel, une tension harmonique, une vibration plastique suffisamment puissante pour mériter d’être extraite du flux.
Ces instants sont alors capturés numériquement sous forme d’images haute résolution. Mais cette capture n’est pas une simple copie d’écran : elle est pensée comme un acte de composition, de sélection, presque de contemplation. L’image, arrachée au flux interactif, devient une œuvre fixe, close, imprimable.
Dans cette étape, le geste rejoint la tradition picturale ou photographique : figer un instant de lumière, sélectionner un cadre, choisir une version du monde parmi des milliards de variantes. Mais ici, ce monde est généré par le carré lui-même, par sa propre émanation réactive.
De l’image au support : impression et matérialisation :
Les captures extraites du système interactif sont ensuite imprimées en très haute définition, parfois sur papier Hahnemühle, parfois sur aluminium brossé ou sur Plexiglas. Le choix du support n’est jamais neutre : il prolonge le propos de l’œuvre, accentuant soit la matité méditative du noir, soit la brillance presque technologique de certaines compositions.
Chaque impression devient une œuvre autonome, portant la trace d’un moment unique d’interaction. L’image imprimée n’est pas le document d’une œuvre numérique, mais l’actualisation matérielle d’un potentiel algorithmique, figé dans un instant de tension visuelle. Ce geste de fixation transforme l’interaction éphémère en composition intemporelle.
En cela, Torres rejoue une dialectique ancienne : celle du mouvement et de l’arrêt, du souffle et de la forme. Il convoque à la fois l’héritage du suprématisme, qui voulait ouvrir la peinture à l’infini du cosmos intérieur, et celui du numérique, où tout est flux, variation, instabilité.
Entre abstraction pure et mémoire numérique :
Meta Carré est une série à double temporalité. Elle vit dans l’instant, sur l’écran, dans la réponse tactile immédiate. Mais elle s’ancre aussi dans le temps long, celui de la mémoire, de l’impression, de la matérialisation. C’est dans ce va-et-vient entre l’interactif et le fixe que l’œuvre prend toute sa dimension.
En revisitant la formule de Malevitch — « l’émanation d’un carré » —, Santiago Torres propose une voie nouvelle pour l’abstraction contemporaine : une abstraction vivante, réactive, mais capable aussi de se figer dans des instants de grâce. Chaque image imprimée de Meta Carré est à la fois la trace d’un geste et l’aboutissement d’un processus, une photographie de la pensée formelle en action.
Ainsi, dans ce dialogue entre code et géométrie, entre intuition artistique et logique algorithmique, Torres réinvente le carré non comme une fin, mais comme un seuil. Un seuil vers une abstraction active, incarnée, et infiniment renouvelable.